Vues volées

 «Ce paysage dissimule son sens, mais il en a un que l’on aimerait deviner : où que je regarde, je lis des mots et des suggestions de mots, mais je ne sais où commence la phrase qui résout l’énigme de toutes ses suggestions, et j’attrape le torticolis à essayer de voir s’il faut lire à partir d’ici ou à partir de là.»
Friedrich Nietzsche : «Intéressant, mais non pas beau» dans « Le voyageur et son  ombre » dans « Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres » volume 2, éditions Gallimard 1988, Folio essais, page 236
 
« Parce que ce qui ressemble demeure différent, la ressemblance est l’instrument de la séparation. Elle mesure sa finesse, c’est à dire l’agilité et l’acuité du bon usage de la négation.»
Gilles Aillaud dans « Préambule », Dans le bleu foncé du matin, éditions Christian Bourgeois, Paris,1987
2002-2003

Vues volées


S’en éloigner pour y voir de plus près. Ne plus toucher terre, en décoller afin de pouvoir y déposer son regard. Être oiseau et traverser l’espace d’un temps unique, les yeux rivés au sol, débordant les reliefs, faisant fi des hauteurs, le corps immobile dans la trajectoire de la vitesse.
 
Je ne savais pas de quoi allaient être faites les images à venir. J’avais envie de tourner autour de cette montagne comme on regarderait un corps étrange, immuable et changeant à la fois, familier et pourtant inconnu. Non pas sous l’angle d’une mise à nu dans le sens péjoratif du terme où l’essentiel supposé masqué sous ses apparences visibles serait enfin accessible au regard dévorant mais, au contraire, en interrogeant quelque chose qui serait par le choix de la prise de vue, son angle d’approche, de l’ordre du « déposé », c’est à dire quittant à la fois sa pose, la pose « admise », et se posant, avec gravité, ailleurs, dans une matérialité différente. Comme un mouvement de main balayant la couche uniforme et harmonieuse d’une neige fraîchement tombée et qui fait naître, en fin de course de ce geste rapide, une sculpture blanche, compacte, imprévue et unique. Provisoire. Tel un manteau que l’on laisse glisser des épaules et qui, tombé au sol, privé de son volume intérieur, se transforme en paysage involontaire et aléatoire. N’étant plus dans la représentation, il devient sa propre forme.
 
Lors de mon premier vol, les 2561 m du Chapeau de gendarme changent de dimension. Vu du ciel il n’impose  plus sa frontalité pyramidale reconnaissable de montagne cadastrée, mais se tapit dans le paysage comme une bête, ses flancs d’éboulis et de mélèzes descendant vers la vallée et les gorges, une couverture neigeuse mitée laissant apparaître ce que plus tard, sur la planche de contact, va revêtir l’apparence d’orbites noirs. Son sommet, amputé de sa pointe, porte incurvé le tatouage de sa forme initiale : une montagne à l’envers, visible que du ciel.
 
La vitesse de l’avion ne me permet pas de « poser » mon regard. L’heure n’est plus à la contemplation. Aucun temps d’arrêt, même infiniment bref,  pour choisir, élaborer le cadre, opérer une reconnaissance, un déchiffrage, et le fait de  retourner sur les mêmes lieux lors d’un vol ultérieur n’y change rien.
Les repères se révèlent traîtres. Ils disparaissent dans l’ombre le temps de mon passage et le paysage se referme silencieusement sur chaque image prélevée.
Mais je sais que j’ai vu. Les images s’installent d’elles-mêmes à vue d’œil, par touches, hachures, fragments. À l’arrachée. Des lambeaux. A la question « mais qu’est-ce que tu as vu au juste? » je pourrais répondre « rien ». Et dans ce rien il y aurait tout. Tout ce que l’image formule au delà de ce que mes yeux ont vu.
Je suis loin du paysage qui défile, linéaire, devant la fenêtre du train, loin de celui qui s’ouvre, fendu par la route, devant le pare brise de la voiture. Loin de l’échelle donnée par mon corps les pieds sur terre.
S’élever comme un oiseau est l’expérience radicale de l’espace qui s’élargit, c’est le débordement par la vue. Ce que la terre perd en volume elle le gagne en extension. Elle se déroule sous mes yeux, s’étire dans toutes les directions. L’échelle se modifie sans cesse. Les pleins se creusent, l’ombre devient son origine, le haut s’inverse pour laisser émerger des ténèbres les fantômes enfouis, les pierres et buissons accrochés en équilibre précaire sur les pentes dénudées ont la texture de grains de beauté.
Les images sont autant projetées que recueillies.
Le regard, dans l’apesanteur de l’instant volé devient circulaire, réinvente le sens.  Pas un sens, des sens. Sens dessus, dessous. Il laisse affleurer des images qui avant de se muer en photographies auront traversé leur propre temps. Vues volées.

    Beatrix von Conta, 2004

« Vues volées »: Création lors d’une résidence au Musée de la Vallée à Barcelonnette.
19 pièces noir et blanc, tirages argentiques format 56 x 70 cm et 40 x 50 cm, contrecollés sur Dibond, encadrés, numérotés sur 3 exemplaires.
3 photographies couleur argentiques, formats 56 x 70 cm et 56 x 80 cm, contrecollées sur Dibond, montées sous Diasec brillant, numérotées sur 3 exemplaires.

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