Pompéi ne tombe en ruines que maintenant depuis qu’elle est déterrée.
S. Freud, « L’Homme aux rats »
Les photographes regardent mais que voient-ils ?
Je me suis souvent posée cette question après avoir découvert ce dépliant panoramique réalisé au bord des tranchées le 17 mars 1916 au sud-est de Verdun. Dix photographies en noir et blanc, ne dépassant pas le format 14×22 cm, sont assemblées en une longue bande de deux mètres qui, collée sur une fine toile de couleur écrue, est pliée irrégulièrement en accordéon.
La couverture porte en haut à droite le chiffre 15 écrit à la main à l’encre vert clair diffusant dans le papier. Les autres indications sont imprimées en noir :
Vermess. Abt. 2 Combres – Côte des Hures
Aufgenommen zwischen Riaville und Marchéville am 17.3.1916
Il s’agit d’un document allemand.
Les images d’une terrifiante précision montrent la hauteur des Eparges, la côte des Hures, jusqu’à Bonzée. Sur ce paysage lunaire, dévasté par une guerre des tranchées sans fin, sont tracées à l’encre rouge de fines flèches désignant des points stratégiques ou des villages pour la plupart complètement détruits.
À l’Est du fameux « Point X » une flèche pointe un endroit dénommé « der Finger » : le doigt, l’index.
Vois-là
Au tout premier plan, en bas des images et les reliant entre elle, floue, matière molle : la terre des tranchées. Ce qui avant était enfoui dans la profondeur se trouve maintenant devant, entassé en une illusoire barrière protectrice. Ce monde retourné, surmonté de rouleaux de barbelés, représente ce que le photographe voyait devant lui. D’ABORD.
« Et que fait un homme qui arrive au bord du précipice, qui a le vertige ?
Instinctivement il regarde AU PLUS PRES. »
Francis Ponge
Mais il lui fallait voir plus loin, voir ce qui lui était invisible.
L’objectif visant ce no man’s land tant convoité, der Finger – le doigt – se trouvant pointé par une flèche rouge: comme ce panoramique pointant le cœur de la photographie.
Vois-là
J’irai aux pointes des flèches.
Voir là, 76 ans après cette date du 17 mars 1916. Abolir par mon déplacement physique la distance – celle qui en 1916 était à l’origine de l’existence de ces images.
Recouvrir de mes yeux et de mes couleurs ce qui restera invisible à jamais.
Les photographes regardent mais que voient-ils ?
En ce qui me concerne, je sais que la photographie me devance et souvent me guide tel un radar jusqu’à ce que je puisse, à la lumière de l’image réalisée, découvrir l’ampleur, l’étendue, et parfois l’horreur de ces tranchées souterraines ensevelies.
Beatrix von Conta, 1992
















